Here is the French version of my interview with Valentina Croci of Domus Magazine, When Value Arises From Relationships, Not From Things / Translation by Annelies Hollewand.

Q1 : Le modèle consumériste et nos ressources fossiles ont atteint leurs limites. Quel modèle de production alternatif pourrions-nous imaginer ?

JT : J’en suis venu à une conclusion gênante : la production n’est pas un objectif de vie. Je dis gênante, car nous sommes nombreux à dépendre de la production industrielle et ses énergies fossiles pour assurer nos besoins du quotidien. L’économie mondiale doit croître pour survivre : sa faim d’énergie et de matériaux est donc insatiable. Ce besoin de ressources est également dû à une complexité croissante du système et de ses chaînes d’approvisionnement mondiales interconnectées.

Cette économie de croissance illimitée, confrontée aux limites biophysiques de notre planète, est la raison pour laquelle la solution ne se trouve pas dans la recherche perpétuelle de nouvelles formes de production, qu’elles soient « propres », « vertes » ou « circulaires ». Notre meilleure option pour le futur est une économie basée sur la solidarité, qui s’engage à améliorer le monde plutôt que d’en extraire de la valeur à toute vitesse.

La bonne nouvelle ? Un système économique solidaire très étendu existe d’ores et déjà. Le travail dit « non marchand » inclut l’ensemble des activités que les gens entreprennent, depuis toujours, pour élever et éduquer leurs enfants, pour s’occuper de leurs terres, et pour se soutenir quand les temps sont difficiles. Des milliards de personnes sans travail salarié, ou peu rémunérées, se débrouillent en dehors de l’économie monétaire grâce aux réseaux traditionnels de dons et de réciprocité. Ils survivent, voire prospèrent au sein des systèmes sociaux basés sur la parenté et sur le partage des ressources dans toutes ses formes.

Dans ce monde parallèle mais bien réel, ce sont les relations humaines qui ont de la valeur, et non pas les choses matérielles. Cette valeur relationnelle est créée quand les entités vivantes, que ce soient les humains ou les écosystèmes, interagissent d’une façon saine. Nous devons donc rediriger notre attention de la production vers l’entraide, et pour ce faire, nul besoin de réinventer la roue. En effet, des millions d’initiatives à petite échelle et de nouvelles formes de subsistance voient le jour partout dans le monde. Nous avons l’opportunité d’identifier ces projets et de les munir des outils pratiques dont ils ont besoin pour prospérer et pour interagir.

Le physicien Ilya Prigogine a joliment résumé cette approche : « Dans un système en déséquilibre, des petits îlots de cohérence peuvent faire basculer l’ensemble du système ». Aussi, notre priorité est-elle la suivante : nous devons développer des îlots de cohérence adaptés à notre propre situation, et interagir avec d’autres îlots en cas de besoin.

Q2 : Une nouvelle définition de l’écologie est proposée dans le monde du design : l’écologie citoyenne. Pourriez-vous expliquer ce concept ?

JT : Dans cette nouvelle économie à venir, nous prenons soin du vivant plutôt que de nous préoccuper de l’argent. La valeur se mesure en termes de santé de l’ensemble des écosystèmes dont nous faisons partie. Dans ce contexte, les villes font bien partie du monde naturel. L’écologie citoyenne, également connue sous le terme « urbanisme écologique », est apparue comme réponse à la prise de conscience de la vie en tant que valeur suprême.

Une découverte rassurante conforte cette approche écologique de la conception des villes : en effet, on retrouve plus de biodiversité en ville que dans des zones rurales cultivées que nous considérons comme « naturelles ». Les chercheurs qui analysent les zones industrielles désaffectées, les gares de triage, les bords des autoroutes et les friches industrielles relèvent une grande diversité d’espèces de plantes, coléoptères, insectes et lichens, et d’autres formes de vie auxquelles ils ne s’attendaient pas.

L’écologie citoyenne pose de nombreux défis techniques à cause du nombre de variables à considérer. Les écosystèmes urbains sont dynamiques et interconnectés, et les interactions entre l’activité humaine et les systèmes vivants ne cessent d’évoluer. Par conséquent, l’écologie citoyenne n’est pas une discipline isolée : elle concerne plusieurs métiers et spécialisations comme la climatologie, l’hydrologie, la géographie, la psychologie, l’histoire et l’art.

La gestion des relations entre les organismes vivants et leur environnement n’est pourtant pas qu’une affaire de spécialiste. Tous les citoyens peuvent être impliqués, et de nouveaux outils se développent pour faciliter cette participation. Les applications développées par l’entreprise française Natural Solutions en sont un exemple : elles permettent à chacun d’identifier les plantes et autres formes de vie dans sa propre ville.

Q3 : Que comprenez-vous par l’empathie en tant qu’outil de conception ?

JT : Les défis d’aujourd’hui ne peuvent être relevés sans l’implication de l’ensemble des acteurs concernés. Les différentes parties prenantes – formelles et informelles, grandes et petites – doivent travailler ensemble. La question principale, et il s’agit aussi d’une question de conception, est comment ? S’intéresser aux processus de collaboration est tout aussi important, voire plus important, que les décisions en elles-mêmes. Pour faire face à la différence, nous avons souvent besoin de rechercher des consensus, avec une participation active et une prise de décision collective. Tout ceci prend du temps, et quand on doit assister à d’interminables réunions pour s’impliquer dans un projet ou faire de la politique locale, il est difficile de trouver des personnes intéressées et disponibles.

Nous avons besoin de nouveaux styles de collaboration, inspirés par nos modes de vie actuels, et non le contraire. Des approches participatives sont nécessaires pour réunir des groupes divers de manière à favoriser des conversations significatives entre l’ensemble des acteurs concernés. Le groupe Encounters Arts a développé une approche très efficace au Royaume-Uni. Leur formation Art of Invitation utilise des techniques du théâtre et des idées de la psychologie pour faire collaborer des groupes très hétérogènes, que ce soit au niveau des origines, de l’âge ou de l’expérience. Par le biais d’approches novatrices, les animateurs, tous des artistes, invitent les participants à créer une réponse collective et créative aux défis systémiques auxquels sont confrontées leurs communautés.

Q4 : Comment envisagez-vous le rôle du numérique dans le monde du futur ?

JT : Le numérique est un moyen, mais ce n’est pas la fin. Toutes sortes d’informations ont leur rôle à jouer dans la façon dont nous interagissons avec le monde, mais ces données ne nous disent pas tout. L’institut @IAAC à Barcelone, par exemple, propose une plateforme Smart Citizen qui permet aux citoyens de surveiller les niveaux de pollution aérienne et sonore autour de leur maison ou de leur lieu de travail. Le système permet de créer un réseau d’utilisateurs, de données et d’informations locales. L’appareil consomme peu d’énergie et peut être placé sur un balcon ou un rebord de fenêtre grâce à son alimentation par batterie ou panneau solaire. Smart Citizen fait partie d’une gamme grandissante d’outils et de plateformes numériques capables de détecter le monde à distance – qu’il s’agisse de la santé d’une tomate au Brésil ou des bactéries dans l’estomac d’une vache du Perthshire.

Bien qu’elles soient impressionnantes, ces innovations ne permettent pas de répondre à une question essentielle : comment ces données vont-elles contribuer aux changements systémiques dont nous avons si urgemment besoin ? La prochaine étape consiste à faire émerger une alphabétisation écologique émotionnelle, et pas uniquement rationnelle. Autrement dit, quand les systèmes vivants nous iront droit au cœur, les choses vont réellement commencer à changer.

Q5 : Comment définiriez-vous l’innovation dans le monde du design ?

JT : Le mot innovation a été dévalorisé par une focalisation trop étroite sur la technologie et les données. Les grandes entreprises technologiques et la communauté des investisseurs interprètent l’innovation comme le développement d’outils numériques qui monétisent des activités autrefois gratuites : prendre soin de nos aînés, cultiver de la nourriture, apprendre ou jouer.

Une approche alternative de l’innovation part de l’idée que nous disposons déjà des ressources nécessaires pour obtenir nourriture, vêtements et de quoi s’abriter. Tous les jours, l’humain invente de nouveaux systèmes locaux d’approvisionnement et d’autogouvernance. Certaines de ces ressources se trouvent dans le monde naturel et sont issues de millions d’années d’évolution. D’autres sont des pratiques sociales empruntées à d’autres cultures et à d’autres époques. Quelles que soient leurs origines, ces innombrables initiatives communautaires, projets expérimentaux, organisations innovantes et mouvements sociaux forment une nouvelle économie de l’entraide, une économie solidaire parfois appelée « économie du care ». Ce que nous pouvons innover est la conception de ces initiatives. La coopération et le partage des ressources sont un bon exemple de cette innovation alternative dans laquelle les façons dont nous coopérons, ainsi que les outils et les plateformes que nous utilisons pour le faire, peuvent être transformés par le design.

La crise financière de 2008 a déclenché de nombreux essais de systèmes monétaires et d’investissement alternatifs, ainsi que des systèmes de crédit coopératif. Ces expérimentations sont souvent locales et soumises à un contrôle démocratique local. Un exemple novateur est FairCoin, la première crypto-monnaie au monde qui est démocratique et respectueuse de l’environnement. En effet, FairCoin a été conçue pour fonctionner comme la monnaie numérique de ce nouveau système économique basé sur la solidarité.